Léandre/Houle/Strid - Last Seen Headed

Franpi, SunShip

La contrebassiste Joëlle Léandre est de ces musiciennes qui ont donné tout leur sens, et tout leur lustre à la musique improvisée, pour en faire l'une des expressions les plus fécondes, les plus vecteurs d'émotions pour qui veut bien avoir l'ouverture et la sensibilité nécessaire de se laisser submerger par le flot de notes, par les ruptures et les spectres évoquant moult couleurs. Mais aussi par le légèreté d'un archer qui flotte sur les cordes, par les frappes énormes sur le bois craquant où les rebonds subtils...
Ce qui marque également chez Léandre, c'est ce son impressionnant, ample, charismatique qui en a fait l'une des grandes figures mondiales de l'improvisation, et il serait trop long, du jazz à la musique contemporaine d'énumérer ses collaborations.
C'est ainsi avec un grand plaisir que l'on retrouve Léandre en trio sur un disque du formidable label Militant de la cause improvisée Ayler Records, dont on ne saurait que trop conseiller de suivre régulièrement les sorties, puisque chacune est un régal. La contrebassiste, que l'on a vu récemment avec Anthony Braxton dans un disque pour Leo Records que nous chroniquerons bientôt, publie donc Last Seen Headed, un live enregistré au festival des "sons d'hiver", live qui avait eu les faveurs d'une diffusion radio sur France Musique dans la remarquable émission d'Anne Montaron "à l'improviste" dont les podcasts sont – eux aussi – à recommander chaudement. Last Seen Headed bénéficie grâce à cela d'un enregistrement d'une rare qualité, qui est à mettre tout à l'honneur des techniciens de la radio publique.
Le triangle à la pointe mouvante duquel Léandre convoque une contrebasse virevoltante se compose de deux grands noms de l'improvisation mondiale, le clarinettiste canadien François Houle, qui a déjà travaillé avec Evan Parker ou Benoit Delbecq et le percussionniste suédois Raymond Strid, aperçu récemment avec Barry Guy ou Eve Risser. Les échanges entre les musiciens sont intenses, et l'échange entre Léandre et Houle notamment est remarquable. Dans les sept morceaux intitulés "Last Seen Headed", le lien fort qui lie les deux improvisateurs se fait de slaps et de crissements, de lentes progressions tendues en explosions soudaines, le tout soutenu par le percussionniste Raymond Strid qui accompagne le propos d'abstractions métalliques ou de charnels frottements de peaux. Le propos se construit en quelques notes, et démontre le talent incroyable de ces trois musiciens.
Dans la progression inexorable de l'échange entre le trio, on découvre ça et là des bribes avortés d'un groove fébrile, des traits éreintés de clarinettes striées de cordes, ou, entre la frappe et le souffle des bribes de langages inarticulés, portés par la voix de Léandre, notamment dans le magnifique "Last Seen Headed V" tellement troublant dans le grincement et le chaos tant il évoque parfois la gutturalité emphatique du théâtre Nô. Un disque magnifique, qui fait passer avec puissance le souffle d'une improvisation brute.