Fields/Lependorf - Everything is in the instructions

Joël Pagier, ImproJazz

Ceux qui eurent déjà l'occasion d'entendre un album de Scott Fields seront sans doute bien étonnés de cet enregistrement. En effet le guitariste n'a pas à proprement parler une réputation d'économe. Son jeu consisterait même le plus souvent à placer à tout prix une note là où le silence eut été de rigueur. Or, en présence du joueur de shakuhachi Jeffrey Lependorf, c'est un tout autre musicien qui semble s'adresser à nous. Pour commencer, l'homme s'est muni d'une guitare classique avec laquelle il s'interdit de facto toute forme de nuisance sonore comme cette propension à débouler le long du manche qu'il montrait par exemple auprès de Jeff Parker, Thomas Lehn, Mathias Schubert ou Hamid Drake. De plus, l'exercice même du duo privant le soliste de tout autre soutien harmonique, Fields est amené à se plier aux exigences du rôle et à se concentrer sur la construction d'accords évidents ou savants, reliés parfois de single notes éparses mais indispensables. Ainsi avons-nous affaire à un instrumentiste sous contrôle qui, moyennant quoi, saisit sa chance entre le pouce et l'index et nous gratifie d'une dentelle délicate parfaitement adaptée au jeu de son partenaire. Outre son engagement dans la composition de musiques de chambre ou d'opéras contemporains, Jeffrey Lependorf est donc un spécialiste de ce shakuhachi qui, depuis des lustres, exerce une véritable fascination sur les musiciens occidentaux. Ne citons pour mémoire que Steve Lacy, qui effectua le voyage jusqu'au Japon afin de rencontrer l'un des principaux maîtres en la matière (et se faire engueuler parce qu'il fumait), ou Ned Rothenberg, qui au cours des trente dernières années donna plusieurs centaines de concerts solo sur la fameuse flûte de bambou à embouchure libre.

Guitare classique, instrument ethnique : le risque était grand pour le duo de s'égarer dans une esthétique new age de bon aloi. Or, ce n'est absolument pas ce qui se passe ici ! De fait, nous assisterions plutôt à une représentation poétique au cours de laquelle la flûte figurerait un personnage et la guitare un paysage, la première explorant l'horizontalité sinueuse de sa trajectoire quand la seconde plante les verticales d'une végétation suffisamment aérée pour que l'on puisse s'y déplacer. Entre clusters et arpèges égrenés, le souffle se glisse au plus près des cordes, profite de leur vibration pour étendre sa propre résonance au plus lointain environnement. La mélodie s'infiltre, légèrement voilée, cherche sa direction puis musarde en chemin, s'arrêtant quelquefois pour contempler la courbe d'un feuillage, la texture d'un bosquet… Pourtant, malgré l'apparente sérénité de cette balade buissonnière, un étrange lyrisme sourd des méandres exhalés, comme au plus silencieux d'une tragédie les prémisses du danger peuvent se lover dans l'attente du fracas meurtrier. Ce n'est d'ailleurs que dans cette tension évoquant la puissance dramatique du que le duo rejoint parfois le Japon et sa violence originelle. Car pour ce qui est de guetter une quelconque influence traditionnelle, les plus soupçonneux en seront pour leurs frais. Nous sommes ici dans l'élaboration d'un langage double qui soigne l'articulation de son vocabulaire, de sa grammaire et de sa syntaxe avant de se lancer dans la certitude du moindre propos signifiant et c'est en cela que le temps s'avère le meilleur allié de ces deux linguistes du son capables de suggérer l'émotion avant que ne s'impose le sens. Le dire est lui-même si loin de leurs préoccupations que l'on serait bien incapable de discerner l'écrit de l'improvisé, le préalable de l'instantané.

Aussi, lorsque vient le dernier titre et que l'on est bien obligé d'admettre que tout cela est fini, à moins de remettre sur le métier l'ouvrage, l'étonnement est d'autant plus grand de reconnaître l'un des plus beaux thèmes de Coltrane et du 20ème siècle, le merveilleux "Naïma" dont les accents résonnent alors avec une telle évidence qu'on le jurerait composé pour Fields et Lependorf et que l'on doute même de l'avoir déjà entendu. Le guitariste qui, durant la majeure partie de l'album, architecturait l'intelligence de progressions harmoniques tangibles s'inscrit délibérément dans la suggestion, dissimulant les accords derrière un enchaînement de notes spécifiques et, pour la première fois sans doute, le flûtiste s'abandonne à une forme d'expressionnisme farouche, libérant le lyrisme contenu des plages précédentes pour mieux exalter la transe coltranienne et métamorphoser les estampes minimalistes en une abstraction baroque irradiant la ferveur créatrice.