Henry Grimes Trio - Live at the Kerava Jazz Festival

Guy Sitruk, CitizenJazz

 

Vous aviez prévu d’appeler un être cher, mais il a disparu avant. Ne reste que le remords.
Moins dramatiquement, et malgré des appels du pied, j’ai raté plusieurs fois mon premier rendez-vous avec Henry Grimes. Il n’a jamais eu lieu. Occasions ratées de son vivant. Reste cette chronique comme on lance une couronne de fleurs à la mer. Flowers for Henry.

Il s’agit de l’enregistrement de son trio au Kerava Jazz Festival, en Finlande. Cet album est l’une des plus belles réussites de la seconde carrière de Henry Grimes. Il y est entouré de très grandes figures du free, Hamid Drake et David Murray. C’est publié chez Ayler Records.
Le jeu de Henry Grimes présente deux faces. D’un côté, il est un très solide accompagnateur, aux doigts vigoureux, qui fonctionne en pivot de sa formation et qui met en relief les autres discours. De l’autre, c’est un soliste, free.

Il illustre ce premier aspect dans « Spin », aux accents mainstream. Après une belle séquence post-parkerienne, la machine se dérègle. Le discours du sax se fait bien plus tourmenté. La batterie a laissé au loin la rythmique régulière et la basse se met à chanter. Et lorsque David Murray laisse son ténor, l’archet prend un relais qui n’a plus rien de mainstream. Il écrase les cordes, il brouille les sons d’où émerge un semblant mélodique. Il laisse l’archet pour des cordes pincées, des accords, des petites percussions. Après un long solo, le sax revient l’accompagner, d’abord langoureux, puis rugueux, torturé, avec des cris, des plaintes, des tourments. Des baguettes mitraillent alors que le solo de basse se poursuit inlassablement en arrière-plan.

Avec « Eighty Degrees », David Murray troque son ténor pour une clarinette basse qu’il fait danser, dont il fait claquer les notes, avec un Henry Grimes qui en fait autant sur ses cordes. Hamid Drake se fait attendre, débute discrètement avant que ses baguettes commencent leur propre valse folle, reprenant la scansion de David Murray, s’en éloignant. Puis il lance une cavalcade, suivi des deux autres. Ça miaule, ça chante, ça se dandine, ça tourbillonne sans reprendre son souffle. La basse se fait « walking » et poursuit, insiste, pousse, augmente la tension. Puis ils laissent la batterie seule. Le grand sorcier ouvre la fête des peaux et du métal, sans forcer la dynamique. Ça se déverse irrémédiablement dans un flux qui pourrait se poursuivre indéfiniment, tant ça fourmille d’idées. David Murray revient, cette fois au ténor, chantant, rageur, furieux, insatiable, hargneux, désespéré, des frappes en éclats propulsés aux quatre vents, et cette basse qui ne lâche rien, qui mène un train d’enfer. Un free jubilatoire. Puis c’est le moment d’un solo aux multiples voix du grand Henry, juste accompagné par de légères touches de cymbales, jusqu’à la fin de la pièce.
Le sax revient, mais c’est le grand Albert qui est convoqué, et le bouquet de fleurs à lui offert, le désormais standard qu’est devenu « Flowers for Albert ». C’est comme si David Murray, plus aylerien que jamais, sublimait son propre thème. Ça danse follement, la joie en geysers, des effluves cubains en passant, et le public qui chavire de plaisir, qui trépigne de bonheur ; l’essence même de la musique.

Et un blues pour terminer, « … for Savannah », la savane mythique des afro-américains. Ça crépite sur les peaux, ça tourbillonne sur les trois instruments, ça vous prend par la main, ne restez donc pas assis là ! Puis Henry Grimes nous fait un solo-duo avec Hamid Drake, étincelant, qu’on voudrait voir durer encore. Le thème revient, emmené par David Murray. Une façon de nous claquer la bise avant de nous quitter.

Voici donc le premier rendez-vous posthume avec Henry Grimes. Il y en aura probablement beaucoup d’autres, dans l’intimité, au creux de mon casque. J’en suis certain, au creux du vôtre aussi.

Cet album est une fête, bien dans la tradition d’un free à la fois intransigeant et joyeux, une sorte de main tendue fraternelle pour partager ce bonheur qu’est la musique.
Ayler Records vous permet de l’acquérir y compris en cette période difficile. Et comme ce label n’est pas chiche, il met en libre écoute une piste sur deux de ses albums, en guise d’apéritif généreux.