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Didier Lasserre - Silence was pleased

Joël Pagier, Revue & Corrigée

 

Voilà bien longtemps que Didier Lasserre ne nous avait offert un ouvrage disposé de sa main. J'emploie à dessein le terme "ouvrage" car l'humilité de Didier ne saurait tolérer la consonnance même du mot "œuvre". Quant à "disposé", il m'est impossible d'imaginer de sa part une partition "composée" au point que ses interprètes ne puissent l'assaisonner de leur grain de sel. En tout état de cause, le percussionniste signe une pièce de toute beauté dont l'exigence nous surprend moins que le choix de l'esthétique abordée.

En effet, si Didier fut et reste un extraordinaire batteur de free jazz dont la pratique intègre volontiers une dimension plus abstraite, nous ne l'attendions certainement pas au détour de ce third stream élégiaque dérivant entre jazz, classique et musique méditative après avoir réuni un instrumentarium composite accueillant, en plus des batterie, cloches et tympani, le piano et la conception sonore, la trompette et le violoncelle, la clarinette et le chant alto masculin. Certains éléments de son parcours auraient pourtant dû nous mettre la puce à l'oreille. Le chanteur basque Beñat Achiary, avec lequel il façonne depuis plus de vingt ans le duo Hors-Ciel, n'hésite pas à croiser dans ces hauteurs souvent dévolues à la voix féminine. Depuis "Les nerfs sont silences" et l'album dédié à sa sœur Nathalie, l'élégie sous-tend ses investigations solitaires fondées sur la mémoire, l'attente et l'oubli. C'est d'ailleurs Loïc Lachaize, concepteur sonore du présent enregistrement, qui suit depuis l'origine ce travail élaboré sur quelques surfaces vacantes. Christine Wodrascka et Jean-Luc Cappozzo, également convié.e.s à la création, partagent avec lui les joies équilibristes du jeu en duo. Didier tenait la batterie dans "Humus", un disque initié par Benjamin Bondonneau - qui apparaît ici à la clarinette - et paru en 2008 aux Presses du réel. Quant au plasticien et réalisateur bordelais Denis Cointe, qui balance à loisir ses sons de machine, il connaît assez bien le batteur pour que ses live "tinnitus" sounds, ou acouphènes en direct, deviennent entre eux un sujet de plaisanterie récurrent. En somme, si nous n'avons rien vu venir, il semble que ce projet tournait dans la tête du batteur depuis bien longtemps avant qu'il n'invite ses amis à s'installer au Confort Moderne de Poitiers pour fixer à jamais l'une des plus singulières musiques qui soient.

Depuis "Drum Noise Poetry", on sait l'importance que Didier Lasserre accorde à la poésie et l'on ne s'étonnera donc pas que la voix d'alto mâle de Laurent Cerciat se pose avec grâce sur un texte tiré du "Paradise lost" de John Milton. Mais avant, que se passe-t-il ? Et ensuite… Des sons indéfinissables et pourtant assimilés par la trompette qui en nourrit ses arabesques reconnaissables entre toutes. Une clarinette foisonnante se mêlant aux lignes du cuivre avant d'intégrer une masse issue des profondeurs de l'harmonie et déployée à même le sol. Le bourdonnement sourd d'un piano, des accords plaqués çà et là entre quelques déferlantes et qui ne se manifestent jamais là où on les attend. Un trait de violoncelle tiré par Gaël Mével et si longuement tenu qu'il en vient à suggérer l'éternité du bourdon. Et la voix qui se découvre dans toute son apparente fragilité, jouant de son mystère androgyne pour mieux nous subjuguer et nous entraîner dans les arcanes fantasmés d'une époque révolue, entre Pléiade et Moyen Age.

Didier Lasserre tient l'ouvrage au bout de ses baguettes et semble longer le paysage qu'il a lui-même engendré tant il est partout à la fois dans son infinie discrétion. Il veille encore sur l'ouverture et vise déjà la coda lorsque son magnifique chorus explose en plein mitan. Le long soupir exhalé sur la dernière plage semble dès lors une métonymie de sa parfaite maîtrise de la durée, de l'espace et du souffle indispensables à la réalisation d'un tel chef d'œuvre. Didier habite sa création autant qu'il l'héberge en lui-même.