All sorts of jazz, free jazz and improv. Never for money, always for love.
Est-ce à cause de ces cuivres pointés vers le ciel tels des hérauts moyenâgeux, de cette basse hénaurme roulant son boogie avec la puissance d'un train de marchandise ou de cette batterie pulsant tout à coup l'énergie dans les veines de son jazz ? Toujours est-il que, dès les premières secondes de cet album pour le moins contrasté, on se croirait chez Mingus. C'est tout juste si l'on n'entend pas l'Homo Erectus engueuler ses partenaires et les presser à grands coups de "Oh Yeah !" et autres cris de guerre.
Dennis González est un trompettiste qui ne mâche pas ses notes et ne craint pas d'affirmer son appartenance à un idiome qu'il bouscule pourtant dès que le besoin s'en fait sentir. Il se présente ici au cœur du quartet Yells at Eels fondé en 1999 avec ses deux fils, Aaron à la contrebasse et Stefan à la batterie et au vibraphone, le tromboniste Gaika James fermant ce carré d'as qui n'hésite pas ici à tricher superbement en conviant le batteur Alvin Fielder. Celui-ci, membre fondateur de l'AACM, justifie d'ailleurs à lui seul le titre de l'album puisqu'il fut déclaré mort en 2009 et, à 74 ans bien tassés, massacre aujourd'hui fûts et cymbales avec une énergie toute personnelle et, surtout, bien vivante. Au demeurant, Yells at Eels n'en est pas à son premier invité percutant puisque, lors de son dernier album, le quartet s'était carrément adjoint les frappes légendaires du grand Luis Moholo-Moholo. Stephan González doit-il en prendre ombrage ? J'en serais étonné dans le sens où ce rythme assuré par ses glorieux aînés lui permet de déployer à loisir ses talents de vibraphoniste et d'assurer ainsi toute la partie harmonique de cet ensemble pianoless.
Ainsi composé, le groupe ne se pose apparemment aucune question concernant l'esthétique abordée, la métaphysique contenue dans le titre suffisant largement à un esprit collectif, si futé soit-il. Il fonce donc, les yeux grands ouverts plutôt que tête baissée, dans l'actualité d'un post bop ancré dans le blues et mâtiné de free. La basse d'Aaron González conserve, malgré sa puissance, un son de bois sec mêlant à sa rondeur abstraite une densité matérielle et, de walking bondissants en lignes d'archet gonflées de lyrisme, ne cesse de souligner la profondeur de cette musique pointée aux confins d'une ruralité historique et d'un urbanisme contemporain. Charleston grande ouverte, Alvin Fielder ferraille à tout va, préférant souvent l'aridité de la caisse claire aux résonances obscures des toms, et poursuit de ses cymbales son jeune collègue, Stephan González qui déboule, tressaute, roule et franchit les fossés mélodiques d'accords étendus à l'extrême… Et c'est un peu comme si le blues de la Nouvelle-Orléans collait aux basques de la Côte Est ! Les pieds solidement implantés dans l'épaisseur de cette rythmique foisonnante et la tête soûlée d'air pur, les deux cuivres alternent exploration de l'atmosphère et fouilles souterraines, déterrent ici la détermination chaloupée des marching bands et cueillent là l'envol soudain d'un oiseau bop, la touffeur d'un buisson chargé de free. En cavalier solitaire, à l'unisson ou délibérément égayés, ils laissent libre cours à une inventivité maintenue dans les limites d'une histoire assez large cependant pour qu'on puisse encore y emprunter des chemins vierges de voyageurs, semblables au sentier voisin, mais tout aussi remarquables que le moindre brin d'herbe. Et puis, le plus souvent, ils se taisent… Et le bois de la basse, le métal du vibraphone ou la peau des batteries prennent le relais, ensemble ou séparément, pour nous conter la suite de cette histoire que l'on connaît par cœur, mais que l'on réclame une fois de plus, certains soirs, quand la nostalgie vient contrebalancer le désir de la découverte et que la mémoire fantasmée des bayous ou des rues de New Yotk envahit les ultimes recoins de notre esprit flottant.
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