All sorts of jazz, free jazz and improv. Never for money, always for love.
Quel dommage que le label Ayler Records arrête bientôt de sortir de nouveaux disques ! La production discographique hélas coûte cher et les ventes ne se portent pas au mieux dans ce secteur fragilisé par les magouilles des majors compagnies et les facilités accordées aux fournisseurs de contenu sur Internet. Les responsabilités sont multiples. En France, par exemple, la Fnac a d'abord enterré les petits disquaires, puis les majors ont été ravies de se débarrasser de la question des stocks en licenciant quantité de salariés après avoir dématérialisé ses supports. Des accord scandaleux ont été passés entre les sociétés d'auteurs et des sites comme YouTube, Spotify, Deezer, etc. qui ne profitent absolument pas aux artistes, ni aux producteurs indépendants. Le retour annoncé du vinyle reste une niche et les disques se vendent essentiellement à l'issue des concerts lorsqu'ils correspondent à ce que le public vient d'entendre. Ou bien il faut que Johnny meurt ! Les récentes Rencontres des Allumés du Jazz en Avignon ont suscité maints débats sur "Enregistrer la musique, pour quoi faire ?". On y reviendra. En attendant ne boudons pas notre plaisir lorsque paraît un album qui sort de l'ordinaire...
Un trio donc, dans une formule instrumentale qui me semble inédite – mais je ne suis pas omniscient, n’hésitez pas à me démentir – puisqu’il se compose de Sophie Bernado au basson et au chant, Hugues Mayot au saxophone et à la clarinette et Rafaelle Rinaudo à la harpe. Je signale en passant que la première est par ailleurs membre du très bel ensemble Art Sonic emmené par Sylvain Rifflet et Joce Mienniel (écoutez la magie de Cinque Terre ou de Le petit bal perdu) et que le second, qui vient de contribuer pleinement aux quatre années de l’ONJ Olivier Benoit, s’est fendu il y a peu d’un excellent What If, paru chez ONJ Records. Je découvre en revanche la harpiste, dont on sait la passion pour un instrument qu’elle sait parfaitement décloisonner et, pour ce qui concerne Ikui Doki, transformer.
Difficile de décrire la musique d’Ikui Doki qui n’appartient qu’à elle-même. L’expression consacrée serait : sui generis. Le trio avance en douceur, comme sur la pointe des pieds, à l’instar de « Pemayangtse » qui ouvre l’album comme s’il sortait de l’ombre. Si l’on voulait filer la métaphore picturale, on pourrait dire que là où certains peintres dessinent des soleils couchants ou des paysages marins aux ciels tourmentés, il serait plutôt question ici d’une lune rousse apparaissant dans un voile nuageux. On me pardonnera cette image qui m’est apparue spontanément à l’écoute de la musique du trio. Présente et discrète en même temps, d’une douceur apparente ayant repoussé la mièvrerie. Une musique de chambre suggérée, héritière sans doute des compositeurs du début du XXe siècle, se teintant de nuances qui évoquent parfois l’époque médiévale ou le folklore celtique (« Chant pastoral », ou la magnifique conclusion chantée de « Secretly In Silence »). Elle peut aussi s’ouvrir à une esthétique sérielle (« My Taylor Is Reich », marqué par Steve Reich bien sûr mais qui doit autant à Claude Debussy et Philip Glass, en passant de l'un à l'autre par le chemin de la dissonance) ou inoculer un jazz sinueux et scandé, libre de ses mouvements (« LSP »). Souvent minimaliste, volontiers joueuse ou mystérieusement animale (« Tiger », « Cats & Dogs »), économe de ses notes et d’une grande prégnance, jamais doucereuse. Parfois, il lui suffit de trente secondes pour dire l’essentiel, le temps d’un « Jingle ». De magnifiques mélodies surgissent (« Chant pastoral », une fois encore, ou « Almanita »), délicatement soulevées par une alliance instrumentale équilibrée qui jamais ne cherche le « joli » mais semble plutôt poussée par sa recherche de justesse dans la retenue et de combinaisons d’effets discrets.
Le trio Ikui Doki bénéficie déjà d'une instrumentation originale mariant la pop électrique avec l'impressionnisme français du début du XXe siècle tout en rappelant le timbre médiéval d'un groupe que j'adorais, The Third Ear Band. Eux préfèrent se réclamer d'un free jazz de chambre ! Sophie Bernado au basson, Hugues Mayot au saxophone ou à la clarinette, Raphaelle Rinaudo à la harpe mélodisent ou rythment leurs compositions tour à tour. S'ils ressemblent à quelqu'un, c'est aux copains et copines de leur génération, ceux que je nommai les affranchis, débarrassés des fantasmes afro-américains de leurs aînés dont ils ont néanmoins hérité le goût de l'improvisation tout en faisant fi des frontières qui avaient isolé les musiciens dans de ridicules chapelles. Les œuvres d'Ikui Doki sont très imagées, comme si elles racontaient de petites histoires, graves ou humoristiques, toujours lyriques, suffisamment abstraites pour qu'elles ressemblent à des rêves. Chacun, chacune peut se faire son cinéma, là tout de suite. En réalité ikui doki signifie tout d'un coup en japonais. Alors disons que ce sont autant d'haïkus développés sur la longueur, une sorte d'interprétation paradoxale puisque transposés dans le temps musical. Plus j'écoute le disque, plus j'en entends de nouvelles, comme s'il générait chaque fois une autre variation. Cette impression est si bizarre qu'il faut que je le rejoue encore une fois pour m'en assurer !
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