All sorts of jazz, free jazz and improv. Never for money, always for love.
Parmi les dernières références du label Ayler Records, deux albums précis me vont droit au cœur et ce pour des raisons humaines aussi bien que musicales. En effet, il ne s'agit ni de tel monument afro-américain enregistré dans le temple suédois du free jazz, ni de telle star européenne de l'improvisation captée en plein cœur du New York Downtown, mais de deux artistes créatifs parisiens saisis sur le vif dans les deux ultimes bastions libertaires de la capitale. Toute considération hiérarchique mise à part, il est quand même bien agréable de voir des musiciens engagés et des programmateurs militants dont les efforts conjoints donnent accès au même catalogue que les Gayle, Brötzmann ou Gjerstad ! Surtout lorsque ces deux concerts, parfaitement restitués me semble-t-il, offrent des similitudes authentiques, sinon d'un point de vue esthétique, du moins par la place qu'ils occupent dans une perspective, disons, plus historique…
Le trio de Didier Lasserre, avec Sylvain Guérineau au saxophone alto et Jean Rougier à la contrebasse et autres petits instruments, était présent le 13 mai 2007 dans ce véritable havre de sincérité qu'est l'Atelier Tampon, dans le XIème arrondissement. Un lieu unique et tenu à la force du poignet par Marc Fèvre, grand amateur de vin et de poésie devant l'éternel, qui avait déjà produit le duo du batteur avec Jean-Luc Guionnet. Ici le free jazz, car c'est bien de cela qu'il s'agit, ne se décline pas en termes de force ni d'énergie, encore que ces deux critères ne soient pas absents, mais de profondeur et de poésie. Aux déluges de notes et autres explosions percussives souvent croisés dans cet idiome particulier, Didier Lasserre et ses comparses préfèrent la subtile élaboration d'une structure déconstruite et qui ne se livre pas avant que l'oreille n'en ait appréhendé toutes les finesses. Aucune évidence dans ces roulements de bois sec, ces cymbales étouffées, ces lignes brisées ou cette basse elliptique laissant moins à entendre qu'à deviner ! Les mélodies mêmes, qui se dégagent de ces échanges impromptus, apparaissent comme l'ossature d'un corps disloqué, sans forme réelle. Et pourtant, au début, on jurerait entendre un thème ! Mais il est à ce point disséqué par ces trois chirurgiens de l'abstrait qu'il en subsiste à peine l'ombre quand la conversation en vient à son point culminant. Sylvain Guérineau scrute l'harmonie, creuse incessamment le même sillon de son alto tranchant comme le soc d'une charrue et, pour peu que l'archet de Jean Rougier vienne lui-même cisailler les aigus de la contrebasse, c'est une seule lame qui entame le corps de la musique, met à nu ses nerfs et sa chair, nous livre son cœur dur comme un os et pourtant battant. Nous ne sommes pas ici en terres grasses, riches d'engrais naturels et constamment inondées. C'est un sentier pierreux que trace pour nous le trio, un chemin blanc à la surface accidentée de roches affleurantes, dont la poussière asphyxie le marcheur et dont la moindre parcelle est un territoire à gagner, une lutte harassante de caillasse à extraire sous le cagnard par bribes successives, par vagues de chaleur déplacées au hasard d'un souffle, d'une corde grinçante, d'un chaos métallique.
Dans ce disque superbe où la moindre note se mérite et sent la sueur de celui qui l'a offerte, Didier Lasserre semble nous dire à quel point il est difficile d'exprimer un simple son quand tant d'autres auraient pu exister. Un peu comme Hitchcock ou Kieslowski nous rappelaient, dans "Le rideau déchiré" ou "Le Décalogue 5 : Tu ne tueras point", combien il était dur d'assassiner un homme. Si, selon Jean-Luc Godard, "Tout travelling est une affaire de morale", le free jazz, tel qu'il est ici incarné, s'affirme, ni plus ni moins, comme une question d'éthique.
Moins disert encore que Didier Lasserre, c'est aux Instants Chavirés de Montreuil, un lieu que Thierry Shaeffer maintient depuis des années à un même niveau d'excellence, qu'Abdelhaï Bennani a choisi de tordre le cou à l'évidence du phrasé. Il s'est, pour cela, entouré de la paire rythmique de The Fish, un autre trio français participant activement au renouvellement du free jazz et documenté, comme par hasard… chez Ayler Records. On repère d'ailleurs dès les premiers échanges la réelle empathie liant la contrebasse de Benjamin Duboc et la batterie d'Edward Perraud,
cette manière abrupte de trouer le silence d'un seul trait d'archet
comme d'un unique raclement de cymbale sur la caisse claire, cette
autorité, surtout, consistant à dissimuler derrière l'apparente absence
de rythme un beat inflexible auquel rien ne peut échapper.
Au cœur de ce tissu métallique dont la brutalité n'a d'égale que la paradoxale capacité d'accueil, Abdelhaï Bennani
se meut comme un poisson qui aurait choisi la ferraille pour mieux y
arrimer son blues. Goulot étranglé, colonne d'air segmentée, ligne de
chant tordue à la verticale du rythme, le ténor insiste sur le miracle
de l'air expulsé malgré tout. Il y a du Beckett dans cette façon
de dire l'indicible, de remettre toujours en chantier l'incapacité à
exprimer l'essentiel et de parvenir, malgré tout, à le montrer, comme
en creux, au détour d'une plainte vitale. Parfois, peaux et cordes
semblent se libérer de l'étau qui les maintenait au sol et le
saxophoniste ose une phrase plus déliée, un embryon de thème qui, très
vite, atteint aux limites de son propre discours. Le silence alors,
comme on tranche dans le vif, impose sa loi et renvoie chacun à son
questionnement initial, à son impuissance majeure et vertigineuse. Il y
a bel et bien du vertige dans ce choix implacable, dans ce désir de
taire l'inaccessible plutôt que de laisser filer, du bout des doigts,
des torrents d'inutilité. La parole, ce soir-là, était indispensable
et, par conséquent, aussi rare que la beauté quand on la veut
convulsive.
J'avais eu la chance, en ces mêmes Instants Chavirés, d'entendre Abdelhaï Bennani en compagnie d'Alan Silva et Makoto Sato. C'était à l'époque d'"Entrelacs", le très bel album produit, en 1999, par Marc Fèvre pour Tampon Ramier
(que le monde est décidément petit !), et le flux musical semblait
alors intarissable malgré la précision du contrebassiste et, déjà, la
sècheresse du batteur. Aujourd'hui, en dépit de son titre évoquant Ornette
et de l'intitulé plein d'espoir des deux plages du cd, le message est
beaucoup plus économe. La conscience a pris les rênes du discours et,
plutôt que de trop en dire et de sacrifier ainsi à la facilité verbeuse
du temps qui passe, le saxophoniste impose sa marque sélective et ne
nous livre que l'essence de sa pensée artistique, aussi noire que
l'exige ce millénaire commençant.
Et pourtant, la beauté et la proximité de ces deux albums ainsi que l'accueil qu'a pu leur réserver le label suédois me semble contenir une notion aussi évidente que lumineuse. Si, depuis que le free jazz jeta son premier pavé dans la mare des convenances, d'aucuns voulurent sa mort quand d'autres le perpétuaient en réitérant sans cesse les mêmes clichés mortifères, il y eut toujours quelques artistes inspirés pour tenter de l'orienter vers un futur digne plutôt que de le condamner à la pétrification ou à l'oubli. Et, en l'occurrence, à l'Atelier Tampon comme aux Instants Chavirés, ces "adeptes passionnés" se nomment Didier Lasserre et Abdelhaï Bennani.
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