L’altiste Szilárd Mezei est l’auteur d’une musique aussi métissée que ses origines, baladées entre Europe centrale et Balkans, au fil d’une vingtaine d’albums qui embrassent à la fois musiques traditionnelles, écriture contemporaine et jazz libre et radical, au fil de ses différentes formations. Malgré une longue collaboration avec le chorégraphe Joseph Nadj, du duo au grand ensemble ce talentueux compositeur né Yougoslave il y a près de 40 ans dans la minorité hongroise de ce carrefour culturel qu’est la région de Voïvodine, en Serbie, Mezei transporte dans sa musique les brisures et les harmonies de ce puzzle culturel bâti sur les plaies à peine cautérisées de l’Empire austro-hongrois.
Innen, paru sur le label Ayler Records, est son second album avec ce Wind Quartet à la distribution peu commune. La combinaison de l’alto et du trombone, du tuba et des anches de Bogdan Rankovi? permet à la fois les tentations chambristes et l’évocation abstraite des orkestar traditionnels des Balkans par de lointaines sonorités. En hongrois « Innen » signifie « d’ici », et ce disque enregistré à Novi Sad, capitale de la Voïvodine, se colore d’une nostalgie légère sans pour autant se complaire dans le folklore, fût-il imaginaire.
Sur le morceau-titre, évocateurs de chimères balkaniques et de kafanas enfumées, l’alto se joue de la clarinette basse avec un grand raffinement de timbres, structuré par la basse omniprésente de Kornel Papista. Grâce à ce remarquable tubiste et à son alliance constante avec le tromboniste Branislav Aksin, tous deux habitués des formations de Mezei, ce Wind Quartet construit une musique qui ouvre la tradition au monde sans l’affadir ni la corrompre. Il faut aussi saluer la douceur de la clarinette basse de Rankovi?, notamment sur « Nagymacska », le plus beau morceau de l’album. On songe à certaines productions du label « Budapest Music Center », de Mihály Borbély à Ferenc Kovács. Tous ces musiciens ont en commun la participation active à Mediawave. Mezei fut une des jeunes pousses de ce festival né à Györ et qui est depuis toujours le porte-voix de la scène hongroise. C’est là-bas qu’il a joué avec Hamid Drake ou le grand ancien du jazz magyar, György Szabados.
Cependant, la subtilité de l’écriture, le soin très particulier apporté à la masse orchestrale et à son espace au sein même des morceaux renvoient à d’autres influences qui élargissent le spectre d’une musique libérée de ses étiquettes. Six longues pièces s’articulent ici autour d’un morceau central plus court, « Trio improvisation », où la basse continue de Papista disparaît, remplacée dans son rôle rythmique par les pizzicati de l’alto, et fait basculer l’album dans un propos plus radical. La première partie se pare de fragrances à la Bartók. Le maître plane sur la tonitruante ouverture de « A megoldás lehetetlen változatai » où le jeu leste et très cuivré d’Aksin désagrège peu à peu le thème lancinant tramé par l’alto. Puis, peu à peu, c’est à Braxton qu’on pense, sur « Hep 15K » et « Hep 15R », où les solistes ont davantage de place. Alors Mezei se fait plus rythmicien, et à l’instar de ce qui se passe Braxton avec Jessica Pavone, son jeu devient d’autant plus constructeur qu’il est moins dirigiste.
Très riche et plein de surprise, Innen est un voyage immobile dans des fantasmes de Balkans « débalkanisés » par une musique aux frontières souples et mouvantes. Émouvantes, en un mot.