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Quatuor Machaut

Denis Desassis, Musiques Buissonnières

Si l’on peut, non sans raison, mettre en doute l’utilité du tri sélectif dans nos vies urbaines si pressées et fortement dosées en particules fines, on ne saurait en revanche émettre la moindre réserve quant au bien fondé du Tricollectif dont l’activité s’avère de mois en mois toujours plus stimulante. On peut lancer à la volée quelques noms enfantés par cet aréopage d'origine orléanaise et se réjouir de tout ce qu’ils portent en eux de singulier, puis constater leur capacité à faire passer pour une route balisée ce qui est en réalité un chemin de traverse (donc potentiellement escarpé), ce dernier étant dûment éclairé par l’imagination débordante des pisteurs et leur sens aigu de la narration, lui-même relevé d’une pointe de poésie aux accents parfois surréalistes. Walabix, Marcel & Solange, La Scala, Trio à Lunettes, Petite Moutarde, Milesdavisquintet!, Grand Orchestre du Tricot... Certains de ces phénomènes étranges ne vous sont pas inconnus puisqu’il en a déjà été question ici et, reconnaissez-le, ils ont fière allure. Je vous saurais par conséquent gré de bien vouloir ajouter à ce tableau de chasse assez inhabituel le Quatuor Machaut, le bien nommé car, à l’instar de ses cousins tricoteurs, il aime assez à chahuter nos neurones avides de sensations nouvelles et d’émotions épicées. Mais dans un registre très particulier cette fois, qui ne prête pas exactement à la franche rigolade : car s’il s’agit toujours d’explorer, c’est plutôt vers soi qu’il faudra se retourner pour en apprécier toute la profondeur métaphysique.

Un peu d’histoire pour commencer : le maître d’œuvre du quatuor, Quentin Biardeau (par ailleurs fondateur de Walabix et tiers du Trio à Lunettes) a découvert un jour La Messe de Notre Dame composée au XIVe siècle par Guillaume de Machaut, ci-devant poète, diplomate, chanoine et musicien. Une source d’émerveillement pour le saxophoniste qui a très vite souhaité se réapproprier cette œuvre mystique d’une grande richesse harmonique en imaginant un ensemble de saxophones dont Simon Couratier, Francis Lecointe et Gabriel Lemaire allaient être partie prenante. Le Quatuor Machaut était né, nous étions en 2011, et autant dire qu’une somme de travail attendait les quatre musiciens, à commencer par l’écoute des nombreuses versions existantes de la Messe. A ce sujet, je vous recommande de lire l’interview que Biardeau a récemment accordée à Citizen Jazz ainsi que le reportage consacré à l’enregistrement du disque. 

En ce qui me concerne, je ne suis pas certain de trouver les mots justes pour évoquer un disque qui offre une interprétation saisissante de ce qui est, c’est vrai une messe (avec son Kyrie, son Gloria ou son Sanctus). Mais cette dernière se présente avant tout comme une plongée vertigineuse, un voyage en soi qui vous cloue à votre fauteuil du début à la fin. Comme s’il s’agissait de retenir son souffle pour ne rien perdre de ce qui se joue devant nous, ou plutôt tout autour de nous tant le sentiment d’une immersion est prégnant. Assez étonnamment, on n’en ressent pas directement l’inspiration religieuse, avec son corollaire de pesanteurs prescriptrices et son décorum désuet. Toutefois, on y trouve une source de recueillement, une incitation à la méditation et au silence : c’est incontestable. Oui, du silence, c’est même le paradoxe de cette œuvre musicale capable d’étirer le temps à l’infini et d’instaurer un « entre-notes » dont la dimension mystérieuse (mystique) est peut-être ce qui la relie au plus près de l’original, vieux de plus de 600 ans.

Quand on y songe... Il faut tout de même avoir un sacré cran, voire du culot, pour entreprendre un tel travail dans une époque rongée par le cancer de l'éphémère et les vanités du consumérisme. Faisant fi de nos urgences contemporaines, le Quatuor Machaut nous embarque dans une traversée de 50 minutes, une odyssée exigeante en ce qu’elle ne souffre aucune diversion. Pas question de l’écouter distraitement ou de la diffuser à la façon d’une musique d’ambiance, au risque de ne rien entendre. Pire, de mal l’entendre ! Bien au contraire, il faut faire le vide autour de soi, lui accorder tout son temps sans la moindre réserve et se laisser submerger par une inexorable vague de souffle polyphonique. Jusqu’à l’envoûtement... Allez savoir pourquoi, pendant un moment, de vieux souvenirs, ceux d’Urban Sax et ses déambulations urbaines, ont remonté à la surface... Les saxophones du quatuor sont les instruments d’un sculpteur invisible, qui modèle une masse sonore dont les mouvements lents, les superpositions parfois imperceptibles, mais aussi les cris et l’exultation vibratoire, pour ne pas dire la ferveur, finissent par dessiner la musique sous nos yeux. Celle-ci est de plus sublimée par l’environnement de l’Abbaye de Noirlac, où l’enregistrement a eu lieu. Le disque apparaît de fait comme l’aboutissement d’un formidable travail de recherche sur le son et j’aimerais ici citer ma collègue Diane Gastellu pour mieux me faire comprendre : « Qui n’a pas assisté à l’enregistrement nocturne de la Messe de Nostre Dame par le Quatuor Machaut dans l’abbaye de Noirlac ne sait pas que le son est une matière palpable, qu’il vous touche physiquement, que vous pouvez le prendre entre vos doigts. Vous pouvez presque le voir. » C’est bien de cela qu’il s’agit en effet : d’une musique qui se voit et que le disque lui aussi laisse voir. On en profitera pour saluer le travail de Céline Grangey qui a procédé à l’enregistrement mais aussi au mixage et au mastering.

Le disque du Quatuor Machaut vient de voir le jour sur Ayler Records, le précieux label sur lequel veille avec passion Stéphane Berland. Mais les trésors qu’il contient ne signifiant pas toujours abondance pour son gardien, il faut ici comprendre que rien n’est jamais acquis et que le soutien de tous en constitue certainement la première richesse. Aussi ce disque et la fascination qu’il exerce pourraient peut-être vous inciter à « en être », comme on dit, et à contribuer à la poursuite de son aventure. Allez-y, cette Messe pas comme les autres vous rendra au centuple tout ce que vous aurez bien voulu lui donner. 

Ite missa est !