All sorts of jazz, free jazz and improv. Never for money, always for love.
On a la certitude de tenir une oeuvre musicale hors du commun dans deux cas, très précis : lorsque vous adhérez totalement, absolument, sans réserve au propos qui vous parle aux tripes. A l'inverse, quand il y a un dérangement qui n'est pas une répulsion, mais une résistance, une élasticité, une volonté de ne pas se livre tout de suite, de se montrer rétive, revêche, complexe.
C'est rare quand c'est un peu des deux, voire les deux en même temps : c'est à dire une fascination immédiate, mêlée d'une certaine jouissance lorsque tel ou tel instrumentiste se livre à une soudaine prouesse, mais également une ombre. Une forme d'inquiétude, de turpitude.
Quelque chose qui reste mystérieux malgré les écoutes successives tant le sentiment d'intensité est là, malgré le calme relatif qui règne, parfois aux franges du silence ou totalement dedans. Quelque chose d'hostile puisque largement indépassable. Une hostilité qui peu à peu vous accroche et vous balotte, et dans l'intensité des échanges entre les improvisateurs vous projettent à vitesse centrifuge dans un précicipité de liberté sans vous garantir l'aterrissage.
Bienvenue dans Bambú, un disque paru sur le label Ayler Records et qui regroupe trois musiciens que nous adorons ici et se retrouvent ensemble pour la première fois : Valentin Ceccaldi, dont chaque démarrage au violoncelle est cinglant et galvanisant. Benjamin Duboc dont la contrebasse semble vivante tant chaque geste offre un registre qui va du souffle au cri. Enfin Alexandra Grimal, remarquable conteuse qui aux saxophones comme à la voix habite absolument cet espace de liberté plein se sensualité, de frottement, de griffures et de caresse.
Ecoutons "Toucher" qui ouvre l'album dans un canevas complexe de cordes, avec cette contrebasse dont le bois semble se réveiller par on ne sait quelle formule magique. Puis la voix douce, presque enfantine et légèrement cassée d'Alexandra vient donner de la matière au son. C'est de celà dont il s'agit : donner de la matière au son.
Confondre les sens.
Les titres des morceaux ne sont pas neutres, il sont le témoignage de ce mélange des perceptions. "Densité" et ce remarquable mécanisme qui enserre le saxophone, de plus en plus lointain jusqu'à ce qu'il se fonde dans la masse. "Adhérence à la terre" et cette sensation d'être dans la boule d'argile pétrie par le sculpteur. Ce sculpteur, c'est Giuseppe Penone, dont Alexandra Grimal utilise les mots comme matière première.
Penone et l'Arte Povera, fasciné par la matière brute et le temps au point d'en faire son sujet. Le bois de l'arbre et sa mutation naturelle, le regard prolongement du toucher... Ce que le trio parvient à faire, c'est de traduire et d'ordonner ceci en un langage abrupt mais universel.
Le trouble provient de cette sensation de confusion. Une confusion magnifiée, entretenue par l'absolue liberté qui règne. Rien ne saurait la remettre en cause. Elle est présente lorsque le violoncelle vient atomiser le chant du soprano par un cri soudain. Les instruments vivent, respirent, à l'instar du long "Empreinte" où la voix, comme une complainte traditionnelle sans racines dans un italien chuchotté semble bercé par les archets. Ils sont le prolongement des improvisateurs et à ce titre animés, doués d'une forme de raison, sensibles.
Cette magie là n'est plus troublante, elle s'offre à nous avec une volupté rare qui devrait apaiser mais nous laisse en éveil. Il convient d'évoquer Petite Moutarde, ou Alexandra Grimal côtoyait un autre Ceccaldi. On y ressent des persistences rétiniennes qui seraient comme à mémoire de forme.
Une poésie brute, presque violente dans sa liberté acharnée et belle pour cela avant tout. Un coup de maître.
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