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Cappozzo/Lazro/Nick/Souchal - Neigen

Joël Pagier, Revue & Corrigée

 

Le trompettiste Nicolas Souchal est de ces musiciens dont chaque nouvelle parution semble vouloir effacer la précédente tant il s'y montre toujours plus passionnant. Ainsi, depuis le Quintet Cuir ou l'Anti Rubber Brain Factory, de "Solution 5" en "Saillances" ou "Métamorphée", on l'a vu s'affranchir peu à peu de toutes les contraintes jusqu'à ne plus se concentrer que sur le son en tant que matière. Exit la complexité des structures, la technique ou même le style, seuls comptent désormais la situation et le placement dans l'air de cette vibration qui le relie directement à l'autre dans l'élaboration immédiate d'une forme unique. Une telle démarche ne peut suffire à définir le personnage puisqu'elle concerne justement tant d'improvisateurs, mais il est bon de penser que Nicolas évolue dans ces eaux précieuses où les artistes ne s'expriment que du plus profond de leur identité.

Dans ce "Neigen" paru sur l'excellent Ayler Records, le trompettiste est entouré de Michael Nick, violoniste déjà rencontré au sein d'un trio complété par Simon Henocq, de son confrère Jean-Luc Cappozzo, croisé dans le Pavillon Rouge de Jean-Marc Foussat, et du saxophoniste Daunik Lazro au ténor et au baryton, trois instrumentistes aussi coutumiers l'un de l'autre que le souffle l'est du cuivre. Il s'agit donc d'un ensemble sans basse ni percussion, ni instrument harmonique, de quatre voix distinctes et pourtant alliées comme autant de lignes de fuite ouvrant les perspectives d'un même tableau, comme cette voie ferrée tendant vers l'inconnu sur la photo choisie par Stéphane Berland pour illustrer la pochette.

Tendre vers, en allemand, se prononce Neigen ! Et les neuf improvisations constituant l'album expriment bien cette tension vers l'autre et l'univers, qu'il s'agisse de l'auditeur ou du partenaire, de l'espace alentours ou du Monde infini. Sans nous livrer pour autant les clés d'un parti-pris déjà énoncé dans les liner notes, les quatre musiciens prennent un véritable plaisir à en vérifier la moindre proposition au cours d'expérimentations variant selon l'angle par lequel ils souhaitent l'aborder. Et c'est une quête attentive sur des chemins séparés, dans "Neigen", d'ailleurs, qui ouvre l'enregistrement, une trompette baladeuse, un sax méditatif et les nappes sourdes d'un violon accordé une octave plus bas que de coutume. Ce sont les hoquets d'un baryton qui zigzague entre les pizz et les traits d'un archet qu'on jurerait aux prises avec un violoncelle, et qui tombera bientôt sur le sol. Le cuivre volatil de Jean-Luc tourbillonne dans l'air, son ombre s'échappant du pavillon de Nicolas, avant de trébucher sur des cordes tendues… Et le ténor qui rôde autour de ce "Point d'Assemblage" impose son mystère. Comme libérées ensemble, les voix s'épanchent dans l'animalité de leurs plaintes, grondent, susurrent et s'amalgament dans un balbutiement d'avant la parole. Puis, dépassé le marécage de "Narcisse watered", surgissent les grincements expressionnistes d'"Apnée d'Aphné", obstinément raclés sur le violon de Michael Nick tandis que se poursuivent les friselis de métal et que maugrée, s'emporte et s'enthousiasme néanmoins le saxophone.

On ne devrait pas décrire une telle musique ! Pourtant la tentation est forte d'approcher ce langage qui se passe si aisément des mots pour exprimer le Monde tel qu'il apparaît à l'instant même du jeu, quand la lucidité l'emporte sur la vérité. C'est peut-être cela, en fait, tendre vers l'autre : s'ouvrir à l'instant et se mettre à nu avec toute la sincérité de l'éblouissement.