All sorts of jazz, free jazz and improv. Never for money, always for love.
Qu'est-ce qui s'impose d'abord, s'exprime le plus ouvertement dans cette masse de cuivre, de basses, de frappes et d'électricité ? Honnêtement, si l'on excepte la guitare de Marc Ducret qui s'échappe dès les vingt premières secondes pour un soliloque plus proche de l'exposé que du chorus, le son qui agite soudain la membrane de nos tympans est à ce point indivisible qu'il ne semble identifiable que dans son intégrité même. Ainsi, graves et percussions résonnent d'une profondeur commune, mais la trompette de Kasper Tranberg participe également, par sa rondeur et sa précision, de cette parfaite cohésion. Un œil jeté à la formation nous apprend d'ailleurs que de basse il n'est point et que les sourdes vibrations qui viennent d'ébranler notre cage thoracique émanaient en fait de claviers tenus par Simon Toldam ou Peter Bruun lui-même, batteur et leader du présent quartet. Ce qui ne retire rien à cette première impression de totale fusion.
Il faut dire que les quatre partenaires ne sont pas vraiment des étrangers, Bruun ayant déjà partagé la scène avec Ducret dans le cadre du projet Tower ou du Samuel Blaser Trio, croisé la trompette de Tranberg dans la formation du violoncelliste Daniel Levin et joué Monk avec les claviers de Toldam. Quant au guitariste, s'il rencontre celui-ci pour la première fois, il est, disions-nous, familier du batteur et a déjà eu le plaisir d'accueillir le trompettiste lors du premier Tower. Nous sommes donc entre gens de connaissance issus d'un même village et parlant un commun langage, consanguins jusque dans leur héritage culturel et leurs racines européennes, plus ancrés en somme dans la complexité d'une écriture post-moderne que dans la réitération systématique du blues. Sans doute est-ce là où veut en venir Peter Bruun lorsqu'il évoque, sur la pochette de l'album, le "paradoxe d'une avant-garde vernaculaire" opposant en une même antinomie la proximité formelle d'artistes homogènes et leur désir de rompre avec la tradition… On peut évidemment s'interroger sur le bien-fondé d'une musique spéculant sur ses propres contradictions mais, depuis que les artistes se mêlent de justifier leur travail, si le parti-pris soutenant la création devait refléter le caractère de l'œuvre, cela aurait fini par se savoir…
En ce qui nous concerne, c'est-à-dire la qualité de la musique et sa capacité tant à nous émouvoir qu'à renouveler le genre dans lequel elle évolue, il semble qu'une fois encore, dans le cas d'Ayler Records, nous ne devions pas nous inquiéter outre mesure. La densité sonore nous saisit en effet dès les premières secondes mais, très vite, c'est la diversité à l'intérieur de la masse qui retient notre attention, chacun se concentrant également sur son propre jeu et les signes subtils ou tangibles émanant de ses comparses. Plus encore que les compositions qui, en dépit de leur singularité, s'inscrivent bel et bien dans une forme de jazz binaire riche de complexités rythmiques et harmoniques, la liberté laissée aux interprètes, bien réelle malgré l'exigüité de son cadre, maintient cette musique à son plus haut niveau de créativité. Ainsi Marc Ducret, dont la fidélité mutuelle qui le lie à Stéphane Berland constitue à elle-seule un fondement du label, parvient à exprimer en quelques mesures la fulgurance d'une passion retenue, véritable déflagration d'intelligence électrique, et dès la séquence suivante, se métamorphose en un coloriste aussi délicat dans ses choix que Simon Toldam parmi ses claviers. Ce dernier apparaît d'ailleurs comme un modèle de discrétion efficace, brossant les toiles limpides où ses compagnons se détachent avec d'autant plus d'aisance et décryptant, en parfaite symbiose avec Peter Bruun, les énigmes ludiques ou formelles dont celui-ci a parsemé ses partitions, fouillant et disséquant leur architecture au point d'en livrer une lecture clés en main.
Entre un rythmicien compositeur et visionnaire de sa propre musique, un dramaturge décorateur et analyste du propos en cours et un électron libre en charge de la dévastation comme de la reconstruction de l'œuvre achevée, Kaspar Tranberg assume le rôle du poète, dont aucune société ne saurait se dispenser. Mélodiste fou au service d'un roi nécessiteux, il est à la fois la trace et l'atmosphère où elle se déplace, le souffle et la note, celui dont la douceur contrebalance la violence et la puissance foudroie toute velléité d'inattention. Son cuivré dans un ciel d'acier, le poète Tranberg, à l'image du quartet, semble "bien trop humain" dans le cadre de l'album et se voit par là-même contraint à l'expression manifeste de son vécu le plus intime quand il voudrait en estomper la virtuosité dont l'éclat nous aveugle.
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