Niklas Barnö, Joel Grip & Didier Lasserre - Can't Stop Snusing

Joël Pagier, ImproJazz

"On ne peut pas arrêter le snus", s'écrient Didier Lasserre, Joel Grip et Niklas Barnö dès le titre de leur nouvel album paru chez Ayler Records ! Devant une telle déclaration, deux attitudes sont envisageables : la compassion devant les trois hommes à genoux devant l'objet de leur addiction (en l'occurrence de petites pastilles que l'on glisse entre la gencive et la lèvre et dont la teneur en nicotine équivaut, peut-être, à deux ou trois cigarettes chacune) ou l'admiration pour l'implication compulsive des trois musiciens dans la pérennité de leur identité stylistique.

Si l'une n'empêche évidemment pas l'autre, quelques mesures suffisent pour comprendre que la seconde proposition l'emporte aisément sur la première. Le trio s'inscrit en effet dans une mouvance très contemporaine que l'on nommera, faute de mieux, le free jazz "ouvert" (ou "étendu", comme le sont certains instruments) et qui n'accueille, en France du moins, que fort peu d'adeptes. The Ames Room, bien sûr, avec leur binarité magnétique. Spoo, également, et son blast tellurique… Quelques autres encore, qui malmènent l'idiome afro américain et le pervertissent à force d'emprunts au rock, à l'électronique, à la noise ou même au classique sans jamais en  altérer la puissance énergétique (je pense à ces groupes qui gravitent autour d'Heddy Boubaker, Benjamin Bondonneau ou Patrice Grente)… Snus, enfin, et sa fausse légèreté, qui ne touche le ciel qu'après bien des méandres et lutte au corps à corps avec chaque particule sonore, chaque cellule rythmique, chaque once de silence.

Cet album n'est pas de tout repos car il trompe son monde, laissant l'auditeur s'installer dans le confort d'une esthétique précise et ne cessant ensuite de lui mettre des bâtons dans les oreilles. Prenez, par exemple, le drumming de Didier Lasserre ! A première ouïe, il semblerait que l'on nage en plein free, parmi des cymbales hésitantes, une charleston alternative et des roulements de caisse claire intempestifs. Et pourtant, nous ne mettons pas longtemps avant d'admettre que quelque chose cloche. Le temps n'est jamais là où on l'attend. Les montées en puissance n'amènent ni retour au thème ni début de chorus. Le rythme boîte, en quelque sorte, ou du moins, il en donne l'impression car, à mieux écouter, on s'aperçoit qu'il n'y en a pas. Ou, plus exactement, ce n'est jamais le même. Reste éventuellement une pulsation profonde, mais tellement éloignée de la surface audible qu'on ne peut en aucun cas s'y appuyer ni même y puiser un soupçon d'équilibre. Quant au thème, justement, parlons-en ! Que nous conte-t-il d'autre que l'incapacité à conter ? Et il y a de quoi dire ! Le trompettiste ne cesse de tourner autour d'un début de mélodie avortée, s'épuisant dans le souffle mort-né, détournant le propos qu'il vient d'inventer pour l'orienter vers le silence de l'abandon ou l'exploration d'un champs mélodique dangereusement parallèle. Qu'il mâche un vocabulaire à la limite du phrasé humain, hésite entre divers chemins possibles, en nous laissant d'ailleurs l'impression de les emprunter tous, ou surplombe sa propre tessiture dans un aigu étranglé qui prend soudain de l'épaisseur et décolle du roc où il s'était arrimé, le cuivre sonne en bordure d'une musique pointée vers le néant.  Légèrement en retrait mais omniprésente, la contrebasse de Joel Grip s'inscrit parfaitement dans cet univers décalé dont elle stigmatise le paradoxe incessant. A coups de notes écrasées puis étouffées sur la touche, comme un walking dont chaque pas s'immobilise un dixième de seconde avant de boitiller vers son destin, elle contient les dérapages du souffleur, plante son panneau indicateur vierge dans le bouillon du rythme et zigzague à son tour au bord du précipice. Parfois, elle plonge en un long trait d'archet frémissant puis freine, se reprend, s'accroche à la roche et, responsable, s'en va, titubant à l'avant d'un attelage cahotant d'où partent des fusées d'artifice, des caisses de ferraille et des volées de bois sec.

D'avoir tant contré l'aphasie, le trio devient volubile. Et ce flot continu qui débonde soudain déborde d'essentiel. Il dit la douleur de ne pouvoir la dire, la violence gonflée au bord des orifices et l'éclat intérieur qui déclenchera la rafale des signes. Snus fait bel et bien partie de ces ensembles qui réinventent le langage musical… Dussent-ils, comme ici, le traduire de Beckett.