All sorts of jazz, free jazz and improv. Never for money, always for love.
A peine finalisé le dernier épisode de l'aventure Continuum, Eric Brochard persiste dans sa quête de la transe avec ce nouveau projet différent dans la forme, mais si proche sur le fond, et justement intitulé "Derviche". Loin de tourner en rond pour autant, le contrebassiste change donc de formule (et d'instrument) pour mieux ajuster sa focale et s'allie à l'un de ses pairs et voisins, le multi-instrumentiste Fabrice Favriou qui se concentre, cette fois, sur la seule batterie.
A première ouïe, c'est du rock. Et même du lourd ! La saturation des cordes et la binarité du rythme ne laissent planer aucun doute sur le style abordé. Il y a bien ce groove profond, cette pesanteur induite par une frappe au fond du temps qui semble retenir l'ensemble avant de la relâcher dans la souplesse et l'élasticité du rebond. D'ailleurs, si nous ne nous sentons pas happés comme un petit pois dans un ascenseur, c'est uniquement grâce à l'opiniâtreté de la basse piccolo qui veille à l'équilibre de notre estomac. Cet instrument hybride, proche dans sa tessiture d'une guitare baryton, mais assumant la gravité de son emploi par l'épaisseur de sa texture, permet ainsi à Eric Brochard d'assurer à la fois ses rôles harmoniques et rythmiques sans abandonner pour autant sa fonction terrestre, les graves proprement dîtes émergeant dans la résonnance des accords plaqués sur le manche avec toute l'habileté requise. Nous sommes donc en présence d'une forme composite, d'un croisement entre le doom rock de Sleep ou Russian Circles et de la noise telle qu'elle apparaît chez Sunn O))) et Aluk Todolo, toutes références supposées, bien sûr. Car il y a vraiment quelque chose de singulier dans cette musique, comme un retour aux fondamentaux du rythme, de la danse et de leurs fonctions hypnotiques. Les séquences se voient répétées à l'infini, la durée même des frappes et la persistance de leur écho appellent au balancement des corps, les dissonances obtenues en étirant les intervalles jusqu'à leur point de rupture agissent sur les connexions inconscientes de notre psychè, les motifs les plus simples, par le décalage de leur placement dans la logique des suites, participent à ce dérèglement indispensable à l'évasion de l'esprit hors de son propre corps et qu'on nomme également la transe.
Ce que les derviches, pratiquants du soufisme, atteignent en tournant sur eux-mêmes jusqu'à perdre la conscience de l'espace et du temps, Eric Brochard et Fabrice Favriou l'acquièrent et nous le transmettent par la puissance du rock, l'infinie patience de leur quête et la constante réitération de fragments sonores assez ressemblants pour prétendre à l'illusion de la similarité. De même que les hurlements du baryton sur le blast acharné de Spoo, la jubilation sensorielle d'"Obscur Phase III" ou, bien sûr, la nappe évolutive de "Continuum", toutes formules expérimentées par le bassiste, de même que les drones et la noise guitaristique du Nuage du Chien et de SDF ou les fréquences ondulatoires traquées par le batteur au cours de ses recherches solitaires à l'harmonium indien, le rock obsessionnel de "Derviche" nous entraîne vers les zones intangibles où l'esprit se libère quand le corps exulte.
Mêlant avec délice la ferveur expérimentale et le plaisir des sens, cet album flambant neuf puisque paru le 26 août, deux mois à peine après son enregistrement au Confort Moderne de Poitiers, nous montre une nouvelle fois à quel point le dépouillement peut mener à l'extase pour peu qu'on accepte de distordre nos perspectives et qu'on ne craigne pas d'affronter en son vide l'inconfort d'une révélation assez déroutante pour remettre en question ses convictions les plus ancrées, de la certitude matérialiste à la permanence de la beauté.
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