home » cd catalogue » Noël Akchoté - Loving Highsmith » Michel Henritzi, Revue & Corrigée

Noël Akchoté - Loving Highsmith

Michel Henritzi, Revue & Corrigée

 

Un nouvel album de Noël Akchoté. D’accord ça ne veut plus dire grand-chose le concernant, lui qui publie un album hebdomadaire sur Bandcamp depuis quelques années déjà. Cette fois-ci, il s’agit d’un double album paru sur le label Ayler Records, à l’origine des enregistrements qui accompagnent les images de la cinéaste Eva Vitija, pour un portrait de Patricia Highsmith.

Noël a travaillé pour cette bande-son avec deux autres guitaristes : Mary Halvorson et Bill Frisell, publiant également les alternate takes et des essais non retenus de leurs sessions. On y retrouve quelques reprises de Frank Sinatra, Jim Hall, Cole Porter, Hildegard Von Bingen, Henry Mancini & Johnny Mercer, A.J. Buchanan & Rev Charles Walker Ray… pour l’essentiel de ces compositions, jouées à quatre mains. Loving Highsmith est un disque de jazz, d’amoureux de ce mood qui replie le temps sur lui-même, qui nous accompagne dans nos rêveries éveillées, au comptoir d’un bar obscur. Akchoté retourne visiter un passé noir & blanc où le jazz servait de bande-son au cinéma hollywoodien, mélos et polars rimant avec la blue note. Chaque titre rassemble deux guitares et deux amplificateurs, dérivant le long de portées jusqu’à la coda. Akchoté/Halvorson ou Akchoté/Frisell, reprenant les mêmes thèmes, les mêmes titres, ce qui nous permet d’entendre ce que recouvre une interpétation, c’est-à-dire ce qui est intime et irréductible à chaque musicien : son style.
Ces trois-là s’inscrivent dans l’Histoire de la guitare jazz, la prolongent, la réinvitent dans une époque qui s’est choisi l’amnésie comme morale, la reprennent là où les figures tutélaires de cet histoire − Wes Montgomery, Charlie Christian, Jim Hall, John Abercrombie, Kenny Burrell − ont déposé leur instrument sous la pierre. Pour autant, ils n’essaient pas de faire démonstration de techniques, de figures de cirque, mais humblement de jouer au cœur de cette musique, de trouver l’accord parfait. Le jazz a toujours été d’une grande liberté, dans l’écart, avant qu’on ne tente de l’enfermer dans les écoles...

Patricia Highsmith eut une vie solitaire sous le soleil noir de la dépression. La musique travaille plus à restituer l’époque où elle a écrit ses romans qu’à illustrer sa vie, son univers claustrophobe : la musique est fluide et douce, sans accrocs, ça jour comme on dit. Jouer, du latin jocari, badiner, et pourtant ils prennent la musique très au sérieux. Il y a le plaisir pris dans le jeu guitaristique et ça s’entend, comme une conversation entre deux amis, un partage, chacun suivant l’autre. Suite d’images sonores courtes, accords emmêlés, démêlés, qui nous fixe dans le plan, on y tourne comme dans un cauchemar dont on n’arrive pas à sortir, emporté par les arpèges, les ritournelles au maillage serré. Les titres sont courts, comme autant de fragments, ces moments d’abandon, où la pensée se perd, s’envole, le contraire des mots tracés sur le papier. Les partitions ne sont au fond que des invitations au voyage, à dé/coller le corps de la terre, la musique n’y reste pas captive, elle s’envole.

Loving Highsmith aurait pu s’intituler « Loving Jim Hall », assurément un foutu beau disque de jazz, où les guitares enlacent la blue note avec passion. Parallèlement à ce disque, Noël sort sur son Bandcamp Anything Else, les pistes solos (préparatoires ?) non retenues pour le film sur Highsmith – plus que des esquisses, des illuminations. Deux disques complémentaires et indissociables qui nous permettent de découvrir comment un disque se fait, les essais et les prises retenues, les choix du musicien ou du producteur, les coulisses du studio. On se laisse glisser entre les cordes et les résonances.  Silence, ça tourne !