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Alexandra Grimal - Andromeda

Joël Pagier, ImproJazz

Alexandra Grimal suit sa petite bonne femme de chemin avec une détermination toute personnelle. Ses albums sont autant de points étapes jalonnant une route dont elle ignore encore la destination, mais approfondit les moindres virages, dénivelés ou carrefours. Deux trios pianoless avec une rythmique tantôt française, tantôt américaine ; deux enregistrements témoignant de sa complicité avec le pianiste italien Giovanni DiDomenico, dont un duo cosigné chez Sans bruit ; soit quatre séances en quatre ans pour aboutir à la petite perle de liberté contrôlée qui nous occupe aujourd'hui… Voilà ce que j'appellerai un trajet opiniâtre et qui ne laisse guère de place aux atermoiements ou conflits narcissiques !

Pourtant, la saxophoniste est aux antipodes de la démonstration de force comme de l'autorité déplacée et montre même, dans le présent "Andromeda", une réelle propension à l'effacement. Huit notes de soprano énoncées à l'unisson avec la guitare classique de Todd Neufeld suffisent à introduire le premier titre et, dès lors, Alexandra se tait, écoute, n'intervient que rarement, le temps de souligner une harmonie, d'amorcer un changement de rythme ou de reprendre une bribe de mélodie. Guère plus diserte après l'exposé du second thème, la lideuse (quel vilain mot !) l'est surtout par sa présence auprès de sidemen qu'elle pousse à l'avant-scène et qui, à tour de rôle, assument une part essentielle du discours. Entendons-nous bien ! Il ne s'agira jamais de chorus pris successivement au cours d'un même morceau, mais d'une dramaturgie intégrale par laquelle chacun devient responsable de pans entiers de l'album. Ainsi, Todd Neufeld apparaît comme la cheville ouvrière des premières plages, articulant son jeu autour d'accords plaqués et de lignes étirées sur le nylon ou l'acier électrique. Là encore, la sérénité est de mise, le temps de choisir, de taire certains sons pour mettre en lumière certaines couleurs, le délié d'une phrase, la profondeur d'un voicing. A l'image d'Alexandra Grimal, le guitariste excelle à suspendre le silence qui bat entre deux notes, au point que l'on est bien incapable de savoir s'il improvise ou si la toile tissée par ses entrelacs de cordes saisies au plus près du micro et dont le moindre grincement résonne à l'infini obéit constamment aux fantasmes transcrits par la compositrice. La contrebasse de Thomas Morgan se fait plus insistante à mesure que l'on avance dans le disque. D'abord atmosphérique, puis de plus en plus mélodique, elle fusionne avec l'archet durant le second thème et s'enfonce dans l'épaisseur progressive d'un son au grain noueux. Dès lors, elle osera le lyrisme d'un chant habité, nourri d'une mémoire puisant à la fois chez Ayler et Jordi Savall sans abandonner pour autant la rigueur de sa concentration ni l'intensité d'une interprétation définitivement libre. Quant à la batterie de Tyshawn Sorey, qui depuis le début se focalisait sur le friselis des cymbales ou le grondement lointain de toms réagissant à des mailloches furtives, elle sort de sa gangue au cours de la troisième et longue plage intitulée "Cassiopée". Puis elle s'ébroue dans la déchirure des peaux et le craquement du bois, s'en va rythmer la course expressionniste d'un ténor affranchi pour un temps de son contrôle, avide de vents et de violence, et retrouve la limpidité de l'eau claire, la transparence de l'air et la simplicité du bois sec.

Ce n'est finalement que lors des derniers titres dédiés à "Ulysse" et "Andromeda" que les quatre instrumentistes également réunis intégreront les canons de cette esthétique jazz dont ils se réclament et autour de laquelle ils auront tourné durant près d'une heure. Un jazz mélodique et rythmique, rigoureusement honnête et choisissant plus clairement ses ancêtres du côté de Braxton, Konitz ou Jimmy Giuffre que dans le sillage d'un Parker ou même d'un Coltrane. Un jazz d'une étrange beauté, fondé sur le respect du temps nécessaire, de l'indispensable individu et d'une intériorité fondamentale, à l'extrême limite de la méditation. Un jazz, enfin, d'une profonde originalité, en dépit de ses références, et qui s'inscrit sans peine dans le courant contemporain de ces défricheurs invétérés que sont Mary Halvorson, Phil Gibbs ou Terrence McManus. Trois guitaristes, me direz-vous ? Sans doute est-ce à cause de Todd Neufeld ! Et pourtant c'est bien Alexandra Grimal qui signe cet album en tout point remarquable, conséquence naturelle de ses précédents enregistrements.